Aujourd’hui, ma journée est ensoleillée à Tel Aviv. Tant je suis impatient de rencontrer D, un Juif syrien devenu Israélien. Le rendez-vous est fixé pour quinze heures. En attendant, j’ai matinée libre. Je décide alors d’aller voir la place Rabin, en descendant l’avenue Allenby, puis en prenant à droite la rue King Georges.
Étrangement, la longue traversée me fait penser à Damas. Les bâtiments sont style années soixante-dix, en ciment gris, on dirait à peine achevés, avec des vérandas vitrées et remplies de toutes sortes d’affaires. Avec la foule agitée, je me vois presque dans le quartier Marjeh, juste avant l’entrée du Souk Hamidieh à Damas. Un groupe de femmes voilée passe, et je sursaute presque de surprise. Juste derrière, un groupe d’hommes portant la Kippa avance vers moi, comme pour me ramener à la réalité. Je suis bel et bien à Tel Aviv et non pas à Damas…
J’arrive à la Place Rabin. Je suis rapidement déçu, elle est en travaux. J’avais envie de me recueillir à l’endroit où Yitzhak Rabin fût assassiné en 1995.
Toute une épopée ; je me souviens de ce jour noir comme si c’était hier. Nous étions tous choqués et effondrés de voir ainsi clore un chapitre d’espoir dans la paix.
En France, on présentait Rabin comme un faucon, un général militaire reconverti à la paix des braves en acceptant l’idée de quelconques sacrifices. Tous les espoirs étaient alors permis avant sa mort, jusqu’aux plus farfelus. Certains imaginaient des projets futuristes ; des villes nouvelles avant même l’envolée de la belle Dubaï ; une autoroute reliant Damas à Tel Aviv, la ligne du chemin de fer du Hedjaz qui liait en 1908 Damas à la Médine en passant par Jérusalem allait être remise sur les rails ; pourquoi pas un train grande vitesse, entre la Cisjordanie et Gaza, sans escale et en survolant les terres arides du Néguev… Bref, le Moyen-Orient allait prendre un autre visage, les ennemis d’hier allaient enfin coexister ensemble. Pourquoi pas s’aimer. Enfin, presque…
Car sur place, en Syrie, les choses étaient bien différentes. Moi-même, enfant, je n’avais pas la même perception de ce même Rabin, « bâtisseur de la paix » durant mes années syriennes. Je voyais en lui « un monstre massacreur qui avait tué des milliers de Palestiniens, brûlé des villages entiers et chassé leurs habitants ». Un autre visage de la haine, à l’instar de ceux qu’on nous présentait à l’école comme des « épouvantails » : « Moshé Dayan avec son œil noir, Golda Meir l’ogresse ou Menahem Begin l’envahisseur ».
En réalité, et des années plus tard, même durant les négociations de la paix entre Syriens et Israéliens, ce genre de qualitatifs perdurait parmi les miens.
Lors d’un séjour d’été à Damas, deux mois avant l’assassinat du premier ministre israélien, je m’étais donné comme objectif de sonder les Syriens que je croisais : « qu’en penser de la paix qui se profilait à l’horizon ?». J’étais surpris et déçu de constater que personne n’y croyait guère, ou alors personne ne voulait y croire. Je pense surtout que personne ne voulait donner crédit aux intentions des « Yahouds », ni à la sincérité à cet « ennemi sioniste, pion de l’impérialisme américain ».
Cette paix, ils la voyaient opportuniste, trompeuse et encore plus colonialiste que jamais. « De toute façon, quoi qu’il arrive et quoi qu’ils fassent, les Yahouds resteront toujours nos ennemis », me dit un communiste syrien, un soir d’été damascène dans un café au pied de la Mosquée Omeyade.
Cette manière de parler des Israéliens, les Yahouds, est dans sa bouche, vous l’aurez compris, plus que méprisante. Ça ne lui avait pas empêché d’ajouter, presque pour me rassurer, ou me taquiner, en trinquant sa tasse de thé avec la mienne : « L’année prochaine, nous irons passer un week-end à Tel-Aviv… nous irons faire la fête ». J’étais ravi de l’entendre. Mais quelques fractions de secondes seulement. « Enfin, nous irons leur faire la fête », continua-t-il en éclatant de rire. Ses mots étaient aussitôt suivis par d’autres rires, ceux de la table voisine qui nous écoutaient. Eux aussi, ils ont levé leurs tasses de thé à cette perspective.
Passer d’une extrémité à une autre, avec une telle banalité. Parler de la fête, de la vie, en sous-entendant la mort et le chaos juste après.
C’était ça la réalité de la Syrie avant la mort de Rabin.
Aujourd’hui, les perspectives ne risquent point de s’éclaircir. Au contraire.
Réaliste ou pas, la stratégie de la paix de Rabin avait le mérite d’exister.
Où on en sommes-nous aujourd’hui ? Je ne peux même pas l’imaginer.