C’est Kippour en ce moment en Israël et pour les Juifs selon le calendrier hébraïque. Pour l’enfant syrien que j’étais, comme pour beaucoup d’Israéliens, c’était aussi la guerre du Kippour, du 6 au 25 octobre 1973.
Ce matin d’octobre, nous écoutions radio Damas, sur les aires de Fayrouz, la diva libanaise, lorsque la voix grave du journaliste a tout interrompu brutalement et nous a annoncé le déclenchement de « la guerre de l’honneur arabe et de la libération, contre l’ennemi sioniste ». La Syrie et l’Égypte avaient décidé d’attaquer conjointement Israël.
S’ensuivaient après les jours et les scènes de guerre. Je me souviens particulièrement des avions qui faisaient « leur spectacle » dans le ciel. A chaque passage, les enfants descendaient dans la rue, excités, fous de joie et sans doute inconscients comme les parents qui les laissaient sortir. Il y avait des explosions quotidiennes aussi, ici et là. En réalité, la véritable guerre, nous la vivions et la suivions à la télé et à la radio.
Bien sûr, nous n’avions pas le droit de parler d’un quelconque traumatisme. Ce devait être un honneur de combattre l’ennemi israélien. Chaque soldat syrien mort sur le front était un Shahid, un martyr, parce qu’il avait combattu les sionistes. C’était un honneur pour lui, sa famille et la nation entière.
Au lieu du traumatisme je me souviens surtout des cris de joie et des youyou stridents et aiguës des femmes, à chaque capture de soldats israéliens ; comme à chaque fois que le régime annonçait qu’il avait gagné une bataille. Jamais il ne parlait de pertes ou de défaites. Sans internet, l’information était contrôlée, filtrée et préparée à l’avance. Assad (père) allait sauver l’honneur de la nation arabe entière. Quand on connaît la suite de l’histoire, on comprend mieux qu’en réalité, l’épouvantail Israël lui servait pour se maintenir au pouvoir, tout en alimentant la haine d’Israël et des Juifs. Mais ça, c’est une autre histoire…
Je me souviens particulièrement d’une scène qui m’avait marqué au milieu de cette guerre, et qui avait sûrement contribué à mon cheminement :
Ma mère avait décidé de nous mettre à l’abri de la guerre, dans sa famille, à la campagne. Nous avions pris un taxi-service pour traverser la Syrie, du sud au nord. A peine que le voyage avait commencé, dans les faubourgs sud de Damas, que nous avions vu un avion israélien touché par les tires syriens et enflammé, sur le point de s’écraser. Un parachute s’était ouvert. Le pilote s’était fait éjecter avant le crash, et il était tombé à quelques centaines de mètres de la route. Il n’avait pas fallu attendre longtemps au conducteur du taxi pour sortir, comme la dizaine de conducteurs présents sur place, pour courir capturer le pilote israélien.
Pendant ce temps, nous attendions dans la voiture, silencieux et inquiets. Nous ne voyions rien de ce qui se passait, non loin, derrière les arbres. Nous entendions juste des cris de rages et quelques « Allah Akbar » ici et là. Ça avait duré longtemps. Je ne sais plus combien de minutes exactement.
A son retour, enfin, le conducteur était surexcité et fier d’avoir participé au lynchage. « Fier d’avoir infligé au Juif ce qu’il méritait », nous répétait-il presque hébété. Il regrettait juste que la police soit arrivée à temps, il aurait voulu «l’achever, le découper en mille morceaux s’il le pouvait ».
Les expressions du visage de ce conducteur ne m’avaient jamais quitté. Haine, violence, insultes et joie… tout se mélangeaient, pendant qu’il conduisait. Ajoutez à cela quelques versets coraniques ressortis pour étayer ses dires. « Dieu avait maudit les Juifs ». Sa haine à lui serait donc toute justifiée. Connaissant ma mère, elle brulait d’envie de lui répondre. Mais elle s’était tue. Sans doute choquée par la scène, et le violent lynchage, mais surtout pressée que nous arrivions à destination, sains et saufs, à l’abri de la guerre.
Je ne sais pas ce qu’est devenu ce pilote israélien. J’espère qu’il était rentré chez lui. J’espère surtout qu’il a pu surmonter le traumatisme d’avoir été aussi sauvagement lynché et violenté.
En ce Kippour donc, je veux dire à ce pilote, et à travers lui, tous les soldats israéliens torturés et lynchés par les miens : je vous demande pardon.