Aujourd’hui, je vais parler d’une des raisons qui m’ont amené à faire mon voyage en Israël. Un souvenir d’enfance qui me hante depuis de longues années. Longtemps enfoui, mais jamais oublié. C’est le celui d’un camarade d’école, qui n’était pas un ami d’enfance. Je ne le connaissais qu’à peine, et pourtant, il m’impressionnait. Et pour une raison que j’ignorais sur le moment, il m’intriguait.
Je l’ai croisé sur les bancs du lycée, à Damas, la dernière année avant le bac. Nous étions 44 élèves entassés dans une minuscule classe de quelques mètres carrés.
A l’époque, je ne savais pas qu’il était Juif. Tout juste que durant le cours de l’éducation religieuse, nous avions l’habitude de voir les élèves de confession non musulmane sortir et rentrer chez eux. Il faisait partie de ceux qui partaient à ce moment là, et nous pensions alors qu’il était chrétien. Et ça s’arrêtait la. Personne, tout comme moi, ne pouvait imaginer qu’il était Juif.
Ce qui m’intriguait, c’était sa solitude. Il était toujours à l’écart du reste (du monde) de la classe. Comme s’il ne voulait pas (ou n’osait pas?) se mélanger avec les autres.
Ce que je savais aussi, c’est qu’il était un excellent élève, dans toutes les matières. Le premier de la classe. Ce qui expliquait pour moi, inconsciemment, la distance qu’il y avait entre lui et les autres élèves. Les meilleurs de la classe se mettent parfois à l’écart, pensais-je. Bien évidemment, il ne s’en vantait en aucune manière. Les professeurs ne le gratifiaient pas non plus. Sa présence était transparente. Il était inexistant, presque.
A l’annonce des résultats du bac, j’ai vu qu’il avait obtenu l’équivalent de la mention « très bien » voir « excellent » en France. Chaque élève devait choisir une discipline universitaire. Avec une telle mention, vous pouviez faire ce que vous vouliez comme études, médecine ou ingénieur ou même obtenir une bourse pour partir à l’étranger. Moi j’ai opté pour la bourse, et ainsi j’ai eu la chance de venir en France. Cette bourse était réservée aux meilleurs et il pouvait mieux que moi y prétendre. Mais le jour de la rentrée, il n’était pas parmi les élèves retenus. Étonné, je pose la question à un autre camarde : « Qu’a choisi notre camarade X ? C’est étonnant qu’il ne soit pas parmi nous, une telle bourse/opportunité ne se refuse pas !« … Et c’est là que j’ai appris qu’il était Juif. Il avait bien sûr déposé sa candidature mais elle avait été tout simplement refusée, sur le seul motif de son appartenance. Ses notes étaient meilleures que tous les autres, pourtant…
Inutile de décrire ma consternation. Plus sidéré par le fait qu’il se soit révélé Juif que par le refus de la bourse. Au fond de moi, je « reconnaissais l’ampleur de l’injustice », certes, mais ma stupéfaction était liée à la découverte de ses origines. Ce qu’il était. « Comment, j’avais un camarade de classe Juif, à deux mètres de moi, et je ne le savais pas« . L’inimaginable était arrivé. L’image du « Juif » qu’on m’avait inculquée toute ma vie prenait toute la place, jusqu’à gommer les traits d’un simple camarade de classe. Vous savez à quoi ressemblait ce sentiment ? Pour moi à l’époque, c’était la sensation d’avoir croisé la route d’un criminel sans le savoir. L’ennemi par défaut, c’était le pire de ce qu’on pouvait avoir, le Juif, le Sioniste. Traits que mon camarade n’avait pas à mes yeux avant de découvrir « sa vérité ».
Et pour aggraver ma situation, assombrir mon tableau, la suite n’est pas plus glorieuse. Après la phase de sidération, et reconnaissons le, d’indifférence et de profond « dégoût », je n’ai bien sûr pas cherché à savoir ce qu’il était devenu, ce qu’il avait choisi comme discipline. Aucune curiosité. Je ne voulais rien savoir. En plus de l’indifférence, je sais aujourd’hui qu’il y avait aussi autre chose : la peur de me compromettre, mettre en danger ma bourse et donc mon départ en France. On ne rentre pas en contact avec les Juifs, les traitres à la nation. Je devais l’oublier, ne pas m’intéresser à son devenir. J’étais un lâche.
Il a fallu que je vienne en France, faire mon long cheminement personnel et comprendre l’histoire autrement, pour pouvoir écrire ces mots. Revenir sur ces souvenirs honteux et douloureux.
Quelques années plus tard, j’ai appris que beaucoup de Juifs de Syrie ont pu quitter le pays, se libérer de cette prison à ciel ouvert. J’espère qu’il en faisait partie; et que je le croiserai un jour, pour lui dire : pardon.