J’ai été convié à un voyage singulier, un voyage que rien, dans mon enfance syrienne, n’aurait pu me laisser imaginer. Une invitation de la part d’une famille juive, profondément religieuse et sioniste, et d’un homme influent de la communauté druze d’Israël. Deux mondes que tout semblait opposer, deux communautés que la propagande de mon pays natal m’avait toujours présentées comme des ennemis. Et pourtant, c’est vers eux que je me dirigeais, curieux, ému, avec ce mélange de peur et de fascination qui accompagne ceux qui osent franchir des frontières interdites.
Dans le train qui me menait vers le nord, un jeune homme était assis face à moi, une barbe soigneusement taillée, une posture discrète, il tenait un Coran entre ses mains qu’il lisait doucement, en arabe, dans un murmure presque inaudible.
Le contraste était saisissant. Autour de nous, des soldats israéliens en uniforme, des hommes coiffés de kippas et d’autres jeunes et familles israéliennes. Et lui, ce jeune musulman, absorbé dans sa lecture sacrée. Ce doit être cela l’apartheid israélien ?
Cette scène, dans sa simplicité, m’a interpellé. Mais ce n’est pas la seule ni la première fois. Elle contenait tout ce que l’on m’avait toujours caché. Israël se révélait déjà à moi, bien avant que je ne pose un pied sur la terre du nord. Un pays où la pluralité n’est pas une théorie, mais une réalité du quotidien. Un pays où la présence de l’autre n’est ni une anomalie, ni une menace, mais une part intégrée du décor commun.
Ce que je voyais n’était pas une coexistence de façade ou une photo de propagande, mais la vie réelle, telle qu’elle est. Cette mosaïque humaine, faite d’histoires entremêlées, de langues qui se croisent, de croyances qui cohabitent, prenait un sens particulier pour moi, Syrien élevé dans l’idée que cette terre n’était que celle de l’ennemi.
À l’arrivée, un homme portant la kippa m’attendait. Il m’emmena chez lui, dans une maison qui surplombe la vallée, à quelques kilomètres à peine de la frontière libanaise. Une maison que lui et sa famille avaient dû fuir à cause des missiles du Hezbollah. Mais maintenant que le calme est revenu, ils sont là, revenus chez eux, gardant toujours un œil sur la ligne d’horizon, où commence l’ombre du Liban. Depuis leur terrasse, ils m’ont montré les villages qui s’étendent sous nos pieds , juifs, druzes, arabes, parfois séparés, parfois mélangés dans une mosaïque vivante. Ils m’ont raconté l’histoire de ces lieux, celle des villages juifs bâtis par des pionniers, et celle des villages arabes enracinés depuis des siècles.
Ici, dans le nord, la mosaïque israélienne prend tout son sens, unis, même dans la menace. Car les missiles du Hezbollah ne faisaient pas de différence. Ils tombaient indistinctement sur les villages juifs, druzes ou arabes. Quand Israël est sous le feu, c’est tout Israël qui est visé.
Le soir, je partageai avec eux un dîner simple et chaleureux, un repas israélien, casher, préparé à plusieurs mains dans une ambiance familiale où régnait une sérénité troublante. De l’autre côté de cette frontière, la propagande m’avait appris que j’étais leur ennemi. Et pourtant, ce soir-là, j’étais dans leur cuisine, les regardant pétrissant la pâte et découpant les légumes comme un invité de longue date. Un moment suspendu.
La maîtresse de maison me confia qu’au déclenchement de la guerre en Syrie, en 2011, elle avait conduit ses enfants au plus près de la frontière pour prier pour la Syrie. Cette confession m’émut presque aux larmes. Ces voisins que l’on m’avait appris à haïr priaient pour nous, pendant que notre propre régime nous massacrait.
Plus tard dans la soirée, plusieurs membres de la communauté juive, dont un rabbin, se joignirent à nous. Ils étaient venus écouter cet extraterrestre que j’étais pour eux : un Syrien en Israël. Je leur racontai mon propre cheminement, cette lente traversée intérieure qui m’avait mené de la haine inculquée dans mon adolescence syrienne, jusqu’à ce moment présent où je me tenais devant eux, fervent défenseur d’Israël, porteur d’une vérité que j’avais longtemps refusée d’admettre. Une vérité arrachée au prix de luttes intérieures, de doutes, de dénis, d’effondrements et de reconstructions.
La soirée fut magique moment d’échange parce qu’elle était sincère, sans artifice, où l’échange prenait le pas sur le dogme, où chacun cherchait à comprendre l’autre sans le réduire à un slogan. Une humanité simple, déchirante par sa beauté.
Le lendemain, un autre décor m’attendait. Un homme influent de la communauté druze est venu me chercher chez la famille juive.
Il m’emmena à la découverte de son nord, celui des Druzes d’Israël. Nous avons parcouru ensemble une mosaïque de villages druzes, arabes musulmans, chrétiens et juifs, adossés les uns aux autres, parfois catégoriquement séparés, parfois timidement imbriqués. Il me raconta comment cette terre, jadis marécageuse, avait été transformée par Israël en terres fertiles, où s’épanouissent des kibboutz, des exploitations agricoles et une industrie florissante.
Là où les missiles libanais sont tombés, il me montra les cicatrices. Il me raconta comment, malgré la guerre dans les années 1980, Israël accueillait chaque jour des milliers de travailleurs libanais du sud, et comment, aux heures les plus sombres de la guerre en Syrie, les hôpitaux israéliens ouvraient leurs portes aux femmes et aux enfants syriens blessés. Israël soignait nos enfants pendant que notre propre régime les assassinait. Étrangement, personne n’en parle.
Il me raconta aussi comment chaque jour, des centaines de Druzes syriens traversent de nos jours la frontière pour venir travailler en Israël, avant de rentrer le soir chez eux avec 100 dollars en poche, une fortune dans cette Syrie ravagée.
Alors que les islamistes de Joulani sèment la terreur et menacent leur existence, c’est Israël qui leur offre protection et subsistance. Et c’est un Druze qui le dit. Comment pourraient-ils ne pas soutenir cet État qui les protège contre ceux qui veulent les exterminer ?
Cet homme, ancien militaire devenu fonctionnaire de l’État hébreu, tiens encore l’apartheid israélien, puis figure influente de sa communauté, se définit comme un patriote israélien. Mais pour lui, comme pour beaucoup, Israël est la seule patrie qui lui garantit dignité et avenir.
Notre journée se termina autour d’un repas druze, où l’on me servit une variante locale du kobbé, très différente de celle que j’avais connue en Syrie, mais tout aussi délicieuse. Entre chaque bouchée, il y avait une histoire, un souvenir, une leçon de vie.
Dans le nord d’Israël, j’ai vu ce que la propagande m’avait caché. J’ai vu un pays vivant et complexé. J’ai vu des frontières poreuses entre les identités, des drames partagés, et une humanité qui résiste aux caricatures. J’ai vu un pays qui, malgré les missiles et la haine, choisit la vie. Même pour ceux qui le haïssent.