Les retouches constitutionnelles imposées à la Syrie en 2025 auraient dû susciter des critiques fermes de la part des bailleurs de fonds européens. Il n’en a rien été. Elles n’ont provoqué ni gêne, ni débat public, ni même la moindre allusion embarrassée. Au contraire, elles ont parfois fait l’objet d’une approbation tacite dans les capitales occidentales. Au nom du réalisme. Au nom de la stabilité. Au nom de la peur du chaos. En réalité, on abandonne les minorités au chaos à venir.
Pourtant, ces retouches disent l’essentiel.
La Syrie reste définie comme une partie de la nation arabe. Le président de la République doit être musulman et sunnite. La jurisprudence islamique demeure une source centrale de la législation. Autrement dit, l’hégémonie arabe et islamique est désormais constitutionnalisée, contrairement à la prétendue laïcité de façade du régime Assad. Ce n’est pas une transition vers un État civique ; c’est un recyclage idéologique sous un vocabulaire plus présentable. Et ce cadre a été accepté de facto par l’Occident.
Ces choix constitutionnels excluent, dès le texte fondamental, toute égalité réelle pour les non-Arabes, les non-musulmans, les non-sunnites, et plus largement pour toutes les minorités qui ne se reconnaissent pas dans ce cadre imposé. On peut bien invoquer les droits ou les libertés, mais lorsque la Constitution elle-même hiérarchise les identités, la citoyenneté devient conditionnelle. Laisser passer un tel point — pourtant présenté comme essentiel par la France elle-même dans d’autres contextes — constitue une faute politique lourde.
Issu d’un père sunnite et d’une mère alaouite, je soutiens sans ambiguïté les minorités non arabes et/ou non musulmanes, non sunnites, du Moyen-Orient. Non par posture, ni par opposition systématique, mais parce que je connais ce séparatisme latent, parfois cette haine diffuse, rarement revendiquée officiellement mais profondément ancrée dans les sociétés syrienne et moyen-orientales. Une constitution validée par l’Europe, la France et l’Occident sans lucidité ni conditions constitue un danger majeur que ces puissances semblent sous-estimer — ou ne pas connaître.
On nous répète depuis des décennies que les États arabes musulmans « protègent » leurs minorités. Ahmed al-Sharaa le répète volontiers, et tant mieux. Mais une réalité demeure, absurde et pourtant constante : la protection n’est pas l’égalité. Être toléré n’a jamais signifié être citoyen à part entière. Les Juifs des pays arabes connaissent cette réalité depuis des siècles : même lorsqu’ils sont « tolérés », parfois présentés comme intégrés, ils restent confinés au statut de dhimmi.
Vivre sous domination, même prétendument bienveillante, c’est ne jamais voir sa langue reconnue dans l’espace public, ne jamais se reconnaître dans les symboles nationaux, ne jamais célébrer ses fêtes comme fêtes communes, et savoir — constitutionnellement — que le pouvoir ne sera jamais pour soi. C’est vivre dans un État qui rappelle en permanence que l’on est chez les autres.
Ce renoncement occidental n’est pas théorique. Il s’incarne dans des décisions politiques très concrètes. Quelques semaines à peine après les violences qui ont frappé des zones alaouites, Emmanuel Macron a choisi de recevoir Ahmed al-Sharaa, sans condition publique sérieuse, sans exigences claires, sans priorité affichée pour la protection des minorités. Le message était limpide : la normalisation passait avant les Alaouites, avant les Druzes, avant les Kurdes.
Dans le même temps, la diplomatie française et européenne continuait de condamner en priorité Israël, y compris lorsque ses interventions militaires visaient non seulement sa propre sécurité, mais aussi, de facto, la protection de populations druzes directement menacées par des milices islamistes. Le deux poids deux mesures est flagrant : lorsqu’un État agit pour se défendre et empêcher des massacres, il est sommé de se justifier ; lorsque des régimes islamo-compatibles marginalisent ou écrasent leurs minorités, l’Occident détourne le regard.
Le cas des Kurdes est sans doute le plus révélateur. Ils furent les premiers soutenus par l’Occident contre Assad, puis les premiers remparts contre l’État islamique. Ils ont payé le prix du sang pour une guerre que les puissances occidentales ne voulaient pas mener elles-mêmes. Aujourd’hui, ils sont abandonnés — par les Américains d’abord, par les Européens ensuite, par les Français sans scrupule, sans culpabilité, sans condition et sans mémoire. Ceux que l’on célébrait hier comme des alliés indispensables sont redevenus de simples variables d’ajustement diplomatique.
Alaouites, Druzes, Kurdes : des trajectoires différentes, un même destin. L’abandon au nom du « réalisme ».
Le monde arabe musulman dispose de plus de vingt États, d’un espace immense, et d’une domination linguistique, culturelle et religieuse écrasante dans la région. Prétendre que des minorités menacent cet ensemble dès qu’elles revendiquent autonomie, inclusion civique, droits politiques, protection ou même souveraineté relève du suprémacisme, pas de la coexistence. La vraie question n’est pas de savoir pourquoi les minorités formulent ces revendications, mais pourquoi on leur refuse systématiquement ces droits tout en prétendant parler de paix et de diversité.
La diversité ne survit pas dans un État défini par une identité unique imposée d’en haut. Elle ne se proclame pas : elle se protège institutionnellement. Et tant que des dirigeants — qu’ils s’appellent Recep Tayyip Erdoğan, Tamim ben Hamad Al Thani ou Ahmed al-Sharaa — chercheront à homogénéiser, à dominer et à normaliser l’hégémonie arabe-islamique sous couvert de stabilité, ils produiront le contraire de la paix : frustration, ressentiment et, tôt ou tard, violence.
La paix commence là où la domination s’arrête. Et la coexistence commence lorsque les minorités cessent d’être simplement tolérées, pour enfin être chez elles — politiquement, juridiquement et symboliquement.
