L’affaire Sainsbury’s, oubliée, raconte bien plus que la chute d’un supermarché britannique en Égypte. Elle révèle un mécanisme redoutable : quand l’antisémitisme devient boussole politique, ce sont les l’économie et les sociétés qui la cultivent qui en paient le prix. Vingt-cinq ans plus tard, les mêmes réflexes resurgissent ailleurs, avec les mêmes dégâts.
Quand Sainsbury’s voulait moderniser l’Égypte
À la fin des années 1990, la chaîne britannique Sainsbury’s investissait massivement en Égypte : 150 millions de dollars, près de cent magasins, plus de deux mille employés. L’arrivée de ce géant de la distribution n’était pas seulement un pari commercial. Elle représentait la tentative de transplanter dans un marché encore largement informel une culture économique moderne fondée sur la transparence, la standardisation et la rigueur logistique.
En lisant l’analyse brillante de Hussein Aboubakr Mansour, publiée en anglais dans The Abrahamic Metacritique, j’ai été frappé par la résonance immédiate entre l’hystérie antisémite qui a fait tomber Sainsbury’s en Égypte et ce que nous voyons aujourd’hui dans tant de sociétés qui se pensent protégées de ces mécanismes.
L’Égypte vivait alors un moment paradoxal : un État qui se retirait de ses fonctions sociales, des réseaux islamistes qui prenaient le relais, une gauche orpheline après la chute du bloc soviétique, et un climat saturé de frustrations économiques, de défaites régionales et de propagande panarabe continue. Dans un tel contexte, la mondialisation fascinait autant qu’elle inquiétait.
Le supermarché devenu symbole d’un “complot juif”
Dans cette atmosphère chargée, il ne fallut que peu de temps pour que Sainsbury’s devienne l’objet d’une rumeur délirante : la chaîne serait une entreprise juive finançant Israël. L’affirmation était fausse, mais elle prospéra avec une facilité déconcertante. Prêcheurs, éditorialistes et intellectuels y trouvèrent un prétexte idéal pour recycler les vieux schémas mêlant anti-impérialisme, anticapitalisme et antisémitisme.
Le supermarché devint alors le condensé de toutes les peurs : la menace contre les commerces locaux, l’instrument de la mondialisation, l’infiltration occidentale, le bras économique du sionisme. Ce récit simpliste, presque cathartique, offrait une explication rassurante à un malaise beaucoup plus profond.
Un boycott national, des émeutes et un retrait humiliant
Le boycott se transforma en crise nationale. Les manifestations dégénérèrent en émeutes, les vitrines furent fracassées, des drapeaux israéliens brûlés devant les magasins comme un rituel de purification politique. L’État, tétanisé par la peur d’être accusé de “trahison”, offrit une protection minimale à l’entreprise mais se garda bien de défendre publiquement son utilité économique.
Sainsbury’s tenta de résister : baisse drastique des prix, communication massive, multiplication des partenariats locaux. Rien n’y fit. En 2001, la chaîne se retira. Des dizaines de millions de dollars furent perdus, des milliers d’emplois supprimés, et une infrastructure moderne — rare dans l’Égypte de l’époque — fut détruite en quelques semaines.
L’Égypte n’avait pas affaibli Israël. Elle s’était punie elle-même. L’antisémitisme avait agi ici comme un acte d’autodestruction nationale.
Un mécanisme ancien, recyclé aujourd’hui en Occident
Ce qui est remarquable — ou inquiétant — est que ce mécanisme n’appartient pas au passé. On le retrouve aujourd’hui dans les grandes capitales occidentales, sous un autre drapeau : celui de l’extrême gauche radicalisée. Les campagnes contre McDonald’s, Starbucks ou d’autres enseignes accusées, sans fondement, de complicité dans des crimes commis à des milliers de kilomètres, reproduisent exactement la même logique qu’en Égypte.
Des entreprises ordinaires deviennent des symboles à abattre. L’espace de consommation est transformé en champ de bataille moral. La colère l’emporte sur l’analyse, la pureté proclamée sur la réalité. Les attaques contre des franchisés ou des employés précaires à Paris ressemblent étrangement aux scènes de villas incendiées au Caire. La morale revendiquée masque une incapacité à penser, et surtout une indifférence totale aux conséquences économiques réelles.
En Cisjordanie, quand le boycott appauvrit les Palestiniens
La Cisjordanie offre un exemple douloureux : celui de l’usine SodaStream. Pendant des années, cette entreprise a employé environ cinq cents Palestiniens, souvent avec des salaires trois fois supérieurs à la moyenne locale, un accès à une assurance santé et une stabilité rare dans la région. Sous la pression des boycotts occidentaux, SodaStream a finalement déplacé son usine en territoire israélien. Les travailleurs palestiniens ont perdu leur emploi, certains manifestant contre les militants qui prétendaient les défendre.
La même dynamique s’est reproduite dans d’autres zones industrielles mixtes, où des centaines d’emplois palestiniens ont disparu. Même l’Autorité palestinienne, en appelant au boycott des produits israéliens, a parfois provoqué une hausse des prix qui a surtout frappé les plus pauvres. Ce que l’Égypte avait fait à Sainsbury’s, certains militants occidentaux le font aujourd’hui aux Palestiniens.
L’antisémitisme comme institution paralysante
Hier en Égypte, aujourd’hui en Europe ou en Amérique, la mécanique est identique. L’émotion politique se travestit en vertu, la morale s’impose contre la réalité, l’indignation remplace l’analyse. Dans tous les cas, le résultat est le même : destruction d’emplois, fuite des investisseurs, appauvrissement des plus modestes, radicalisation du discours public.
L’antisémitisme n’est pas seulement une haine irrationnelle. C’est une institution paralysante, un mécanisme de sabotage qui affaiblit de l’intérieur les sociétés qui lui cèdent, qu’elles soient arabes ou occidentales.
Le miroir que nous tend l’histoire de Sainsbury’s
L’affaire Sainsbury’s n’est pas une anecdote oubliée. C’est un miroir. Elle montre comment une société peut sacrifier son propre avenir pour préserver une fiction identitaire rassurante. Elle montre comment la haine des Juifs est constamment utilisée comme matrice explicative, comme exutoire, comme échappatoire à la responsabilité. Et elle rappelle que lorsque la vertu proclamée remplace la lucidité, ce sont toujours les plus vulnérables qui paient le prix.
Ce qui s’est produit au Caire il y a vingt-cinq ans se reproduit aujourd’hui ailleurs, avec d’autres slogans et d’autres acteurs. Mais le mécanisme reste le même : une société qui choisit le ressentiment plutôt que la raison finit toujours par travailler contre elle-même. Et l’histoire, chaque fois, se charge de lui présenter la facture.
lire aussi :
