Maintenant que je vais aller en Israël et croiser plein de « Sionistes », il me vient à l’esprit de raconter comment et quand j’en ai vu un pour la première fois. Plus précisément, un soldat de l’ennemi sioniste. J’étais enfant et j’habitais à Damas avec mes parents. Un matin d’automne, on m’a dit que la guerre avait éclaté avec l’ennemi sioniste, Israël.
On dit que les traumas effacent parfois les souvenirs. Peut-être bien. Car pour moi, je pense qu’avant ce 6 octobre 1973, je n’avais pas entendu parler, ni de soldats israéliens, ni d’Israël ni de Sionistes. Était-ce mes parents qui tenaient à nous préserver de l’actualité ? Etait-ce l’inconscience d’un enfant qui n’avait rien enregistré ? ou alors, j’avais tout oublié ? Je n’en sais strictement rien.
Toujours est-il qu’à partir de ce jour là, l’image du Sioniste a bien pris place dans ma mémoire d’enfant. Et elle est restée enracinée dans ma conscience, telle qu’on me l’avait transmise, durant de longues années.
Un soir de guerre donc, ma mère alluma la télévision syrienne, en noir et blanc, pour suivre la situation. Un présentateur à la voix grave et solennelle annonçait la capture d’un prisonnier de guerre, un « soldat de l’ennemi sioniste (جندي العدو الصهيوني)« . La tête baissée, le soldat avait les yeux bandés, le visage sali par la poussière et quelques tâches de sang, ainsi que des habits déchirés. La prise de guerre était présentée, comme un diable hautement dangereux, mais désormais neutralisé et humilié, châtié pour ce qu’il représente, l’ennemi suprême.
Vous me direz, c’est ainsi dans toutes les guerres, on exhibe l’ennemi vaincu et on le montre impuissant, et sous son plus mauvais visage. Mais ce que je garde aussi dans ma mémoire, ce sont les cris de joie des femmes dans le quartier, leurs insultes et promesses d’une vengeance sans pitié. Il pouvait mourir mille fois, ce n’était guère suffisant selon elles. Une voisine jurait même de « le découper en mille morceaux, le brûler et jeter ses cendres dans les toilettes » s’il tombait entre ses mains…
Et ainsi de suite, les jours de la guerre se suivaient et les prises « héroïques » se répétaient. Et à chaque capture de soldats israéliens, les cris de joie retentissait. Les louanges de la victoire – et au « leader de la nation arabe Hafez El Assad » – et les serments d’un châtiment sans fin et sans pitié.
Les soldats de l’ennemi sioniste (جندي العدو الصهيوني) étaient présentés en tant agresseur, alors que vous apprenez des années après, une autre version de l’histoire : il ne faisaient en réalité que se défendre, puisque ce sont les pays arabes (Syrie et Égypte) qui avaient lancé l’attaque contre Israël en 1973. Pour l’enfant que j’étais, le « soldat de l’ennemi sioniste » ne pouvait pas être un humain. Il était le diable incarné. « Le violeur de la terre arabe, et de l’honneur« … Surtout de l’honneur. Une sorte d’extraterrestre super armé mais « qui sera vaincu et châtié par la grâce de dieu« …
Après la guerre, le Sioniste ou le Juif dans les séries télévisées
Même après la guerre de Kippour, l’ennemi n’a visiblement pas changé de visage. Pire. Les séries télévisées de l’unique chaine nationale syrienne, nous montraient ces visages de « monstres » incarnés par des acteurs de renom. Désormais, on ne parlait plus de soldats uniquement mais de ces « Juifs diaboliques » qui adoraient le sang et usaient de ruses : des soldats, des politiques tels Golda Meir ou Ben Dayan; mais aussi des rabbins, et même des femmes. Des juives présentées comme, traitresses, sans vertu, capables de tout pour servir la cause sioniste suprême qui serait , vous l’aurez devinez : « s’approprier des terres arabes qui n’étaient en aucun cas les leurs et égorger le peuple palestinien« . A l’image de l’oppresseur, on ajourait quelques autres ingrédients : l’alcool et le sexe… bref, tout ce qui est impur dans la conscience arabe.
Je me souviens aussi de cette série télévisée qui parlait d’un pilote israélien tombé en terres syriennes sans être capturé par l’armée. Il se faisait passer pour un Syrien chez une famille de bédouins qui l’avait sauvé. La série montrait déjà un visage d’un sorcier rusé et si je puis ainsi le figurer, « au nez exagérément crochu ».
Le personnage était sans moral, calculateur, venimeux. falsificateur, calculateur et malhonnête. Traitre jusqu’à tromper l’homme qui l’avait sauvé. Mais dites-moi, qui ne ruserait pas pour sauver sa vie ?
Bien sûr, les années ont passé. Et heureusement pour moi, désormais Français, j’ai rencontré et vu plein de visages israéliens – qui n’ont plus ces traits inhumains et diaboliques qu’on a voulu mettre dans ma tête.
Oui, j’ai de la chance de m’être sorti de cette prison dans laquelle on m’avait enfermée. Maintenant que je vais partir en Israël, et que je vais sans doute croiser ce « soldat Sioniste » pour la première fois, j’imagine les émotions que je vais ressentir. D’être en face de cet « ennemi désigné » « et jadis interdit et intouchable. Je vais sans doute lui faire un sourire, ou pas. Passer devant lui le plus naturellement du monde. Il n’est pas cet agresseur mais le défenseur de son pays, habité par l’amour de sa terre. Tout simplement.
Ce soldat sioniste n’est plus mon ennemi. J’en ai décidé ainsi.
Pourvu que les enfants des générations à venir puissent le faire comme moi.