La fabrication d’un homme neuf
L’intervention d’Al-Sharaa au Forum de Doha le 6 décembre 2025 illustre un phénomène désormais familier au Moyen-Orient : la métamorphose contrôlée d’un ancien cadre d’Al-Qaïda en dirigeant fréquentable, capable de capter les faveurs de chancelleries occidentales. Dans sa réponse à la tribune, il efface méthodiquement les pans les plus lourds de son passé terroriste, affirme n’avoir jamais blessé un civil et se présente comme un acteur professionnel, discipliné, presque chevaleresque. Cette construction n’est pas improvisée ; elle répond à une stratégie mûrement pensée où l’indulgence extérieure est une ressource politique au même titre que le contrôle territorial.
La bataille du langage : rendre le terrorisme indéfinissable
Pour contourner son passé djihadiste, Al-Sharaa consacre dans sa réponse un long moment à déconstruire le mot « terroriste », qu’il déclare trop flou, trop politisé, trop malléable pour qu’il puisse s’y reconnaître. L’objectif est limpide : si le terme cesse d’être précis, il cesse d’être applicable. Cette stratégie de dilution sémantique est typique de l’islamisme politique contemporain. Elle permet d’inverser la charge morale, de déplacer la discussion vers les “erreurs des autres” et, finalement, de présenter le terrorisme comme une qualification subjective plutôt qu’un ensemble d’actes. Al-Sharaa n’a pas besoin de convaincre ; il lui suffit de troubler. Une définition déstabilisée devient une porte d’entrée vers la respectabilité.
Le détour par Gaza : effacer le 7 octobre pour s’absoudre soi-même
Incapable de répondre à la question posée, il la dévie vers Gaza et la souffrance palestinienne, en omettant soigneusement le massacre du 7 octobre. Ce glissement de terrain n’est pas une maladresse : c’est un procédé rhétorique. Il permet d’annuler la singularité du terrorisme islamiste en l’insérant dans une causalité globale où les responsabilités se confondent. En ramenant tout à Gaza, il se ferme la porte de son propre passé et transforme un échange factuel en un débat moral déplacé. De cette manière, il réussit à se présenter non seulement comme non-terroriste, mais comme témoin d’un monde où les véritables bourreaux seraient ailleurs.
Le récit héroïque : du djihad à la légitimité politique
Al-Sharaa tente ensuite de reconstruire son parcours sous la forme d’une geste militaire : un chef de guerre organisé, efficace, méthodique, soucieux des populations, capable de manœuvres rapides, d’opérations sophistiquées, d’un contrôle territorial sans violences contre les civils. Ce récit est incompatible avec les faits connus, mais il est cohérent avec l’objectif actuel du régime : offrir à l’Occident un visage modernisé d’un islamisme qui se prétend pragmatique, réformateur, presque rationaliste. En réalité, il reconstruit le passé pour ouvrir la porte de l’avenir ; il met en scène une conversion politique qui n’a peut-être jamais eu lieu autrement que dans les discours.
La complaisance occidentale : un aveuglement renouvelé
Le plus troublant n’est pas que cet exercice soit mené, mais qu’il fonctionne. Plusieurs capitales occidentales voient en Al-Sharaa un partenaire, un dirigeant capable de stabiliser une Syrie exsangue. On accepte sa parole comme on accepte une promesse de réforme. L’Occident, saturé de crises et d’incertitudes, se laisse convaincre par l’apparence du sérieux, par la rhétorique de la rupture avec la violence passée, par la posture du leader “responsable”. Il ne s’agit pas d’adhésion mais de fatigue stratégique : on préfère un récit apaisant à la complexité du réel.
Un islamisme reconditionné : le projet Joulani soutenu par le Qatar
Cette indulgence s’inscrit pourtant dans une trajectoire plus vaste. Depuis le 7 octobre, le Hamas souffre d’une image internationale irrémédiablement dégradée. Les mêmes acteurs — le Qatar, la Turquie, les réseaux fréristes — cherchent désormais à imposer un autre visage de l’islamisme : plus élégant, plus maîtrisé, débarrassé de sa brutalité affichée, mais fidèle à la même matrice idéologique. Le projet de Joulani, dont Al-Sharaa est une émanation directe, se présente comme un islamisme rénové, technocratique, doté d’un vernis institutionnel. Rien ne change sur le fond, mais tout change dans la présentation. Le terrorisme ne disparaît pas : il devient diplomatiquement recyclable.
Une erreur stratégique majeure
L’Occident se berce de l’illusion qu’un islamisme “fréquentable” pourrait constituer un partenaire durable. Il reproduit exactement l’erreur commise avec les Frères musulmans au début des années 2010 : croire qu’une forme plus policée d’islamisme pourrait neutraliser sa portée idéologique. L’Histoire a pourtant démontré l’inverse. Les mouvements les plus dangereux ne sont pas ceux qui crient, mais ceux qui apprennent à parler la langue du monde.
La façade a changé.
La doctrine, elle, n’a pas bougé d’un millimètre.
