Le fantôme de nos récits d’enfance
L’annonce aujourd’hui, relayée par The Jerusalem Post, de la possible restitution du corps d’Eli Cohen a réveillé en moi un souvenir enfoui — celui d’un fantôme qui rôdait dans mon enfance syrienne. Dans la Damas de mes jeunes années, il n’était pas un nom étranger : Eli Cohen, l’espion israélien du Mossad, pendu sur la place Marjeh en 1965, incarnait tout à la fois la peur, la trahison et, malgré tout, une certaine fascination.

En traversant cette place, on chuchotait à voix basse, presque secrètement :
« C’est ici qu’ils l’ont pendu. L’espion israélien. »
Et je levais les yeux vers ces lampadaires de fer où l’on disait qu’il avait été suspendu, imaginant son ombre planer sur la ville.
On m’apprenait à le haïr. Mais dans cette haine même, il y avait une curiosité interdite, presque une admiration silencieuse. Une fascination.
La haine apprise, la fascination cachée
En Syrie, nous avons grandi dans un monde où Israël n’était pas un pays, mais un mot maudit.
On nous enseignait que l’ennemi était partout, rusé, menaçant, prêt à nous détruire de l’intérieur.
Et l’histoire d’Eli Cohen en était la preuve absolue : un Israélien, déguisé en homme d’affaires arabe, introduit jusque dans les cercles les plus secrets du pouvoir syrien.
Mais derrière le récit de la trahison, il y avait un autre sentiment, que personne n’osait exprimer.
Comment ne pas être fasciné par son audace, son intelligence, sa capacité à comprendre nos codes, nos habitudes, nos émotions ?
Il avait appris l’arabe, fréquenté nos cafés, partagé nos repas, écouté nos musiques.
Son infiltration n’était pas seulement une mission de renseignement, c’était une aussi une sorte d’immersion dans notre monde, une forme de rencontre inversée.
L’homme qui a failli diriger la Syrie, ou presque
Les rumeurs disaient qu’il avait failli devenir ministre.
Qu’il conseillait les officiers du Baas, qu’il assistait à des réunions stratégiques sur le Golan, qu’il connaissait les moindres failles de notre système.
Les récits, certains fantasmés ou exagérés, sans doute, traduisaient une peur bien plus profonde : celle d’un Israélien qui nous avait compris mieux que nous-mêmes.

Pendant des décennies, l’État syrien a entretenu ce mythe pour nourrir la méfiance et la paranoïa :
“Regardez ce que les Israéliens sont capables de faire. Restez vigilants. Méfiez-vous des étrangers.”
Mais, sans le dire, ce récit portait aussi une forme d’admiration refoulée.
Eli Cohen était à la fois le démon et le modèle, le traître et le brillant stratège.
Son souvenir rappelait à la Syrie sa vulnérabilité — et, d’une certaine manière, son propre aveuglement.
L’autre lecture : l’homme derrière le mythe
Avec le recul, on ne peut qu’être frappé par la dimension tragique de sa vie.
Son absence prolongée, les risques qu’il a pris, les lettres envoyées à sa femme Nadia, restée seule à Tel-Aviv avec leurs enfants.
Son courage, sa double vie, sa solitude, celle d’un homme qui s’enfonce dans le mensonge pour servir son pays.
Je ne suis pas contre Eli Cohen.
Au contraire, je ressens une forme de respect pour sa mission, sa discipline, et le prix qu’il a payé.
Ce qu’il a accompli relève d’une entreprise héroïque, mais aussi profondément humaine : celle d’un homme qui, en s’introduisant dans la Syrie des années 60, est allé, lui aussi, à la rencontre de l’ennemi.
À la rencontre de l’ennemi désigné
Des années plus tard, c’est moi qui ai fait le chemin inverse.
Moi, le Syrien élevé dans la haine d’Israël, je suis allé découvrir ce pays que l’on m’avait appris à maudire.
Et j’y ai trouvé non pas un monstre, mais des visages, des voix, une humanité réelle.
En marchant dans les rues de Tel-Aviv, j’ai pensé à Eli Cohen, non pas comme à un espion, mais comme à un précurseur involontaire : l’homme qui a traversé la frontière des récits.
Nous avons, chacun à notre manière, franchi la même ligne interdite : lui pour comprendre ses ennemis, moi pour cesser de les haïr.
Nos destins se croisent symboliquement dans cet espace fragile entre vérité et mensonge, peur et connaissance.
Aujourd’hui, si son corps revient enfin en Israël, qu’il repose en paix.
Pensées à sa famille, à son épouse qui n’a jamais cessé d’espérer, et à cet homme qui, malgré lui, aura incarné l’idée que comprendre l’ennemi est parfois la forme la plus profonde du courage.
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